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Le relais : Traqués
À ma très grande surprise, Shed nous a rejoints à quinze kilomètres de Vydromel. Et il n’était pas seul.
« Sainte merde ! ai-je entendu Qu’un-Œil brailler à l’arrière. Toubib, viens voir ça ! »
Je me suis retourné. C’était Shed. Flanqué d’un Bœuf en loques. « J’avais promis de le faire évader si je pouvais. M’a fallu graisser quelques pattes, mais ça n’a pas été si dur. C’est chacun pour soi, maintenant, là-bas. »
J’ai regardé Bœuf. Il m’a regardé. « Alors ?
— Shed m’a mis au courant, Toubib. Je crois que je vais me joindre à vous. Si vous êtes d’accord. Je ne vois pas où j’irais sinon.
— Merde. Si Asa se pointe, il faudra que je reconsidère ma foi en l’être humain. Et ça risque aussi de flanquer mon plan par terre. D’accord, Bœuf. Putain de bordel. Mais rappelle-toi bien qu’on n’est plus à Génépi. On est en cavale, avec les Asservis aux fesses. Alors ce n’est pas le moment de pinailler sur qui a fait quoi. Tes envies d’en découdre, tu les gardes pour eux.
— C’est toi le chef. Donne-moi juste une chance de te revaloir ça. » Il m’a emboîté le pas et nous sommes remontés en tête de colonne.
« Il n’y a pas grande différence entre votre Dame et un type comme Krage, pas vrai ?
— Question d’envergure, ai-je répondu. Ta chance pourrait se présenter plus tôt que tu ne le crois. »
Silence et Otto sont sortis des ténèbres au petit trot. « Du bon boulot, ai-je dit. Pas un clébard n’a aboyé. » J’avais envoyé Silence parce qu’il a le don de s’y prendre avec les animaux.
« Ils sont tous revenus de la forêt et au chaud dans leur lit, a rapporté Otto.
— Bien. On y va. Sans un bruit. Et on ne maltraite personne. C’est clair ? Qu’un-Œil ?
— Je t’entends.
— Gobelin. Prêteur. Shed. Gardez les chevaux. Je vous donnerai le signal avec une lanterne. »
S’emparer du relais s’est avéré plus facile à faire qu’à organiser. Nous avons surpris tout le monde en plein sommeil grâce à Silence qui avait neutralisé les chiens. L’aubergiste s’est réveillé haletant, hoquetant de panique. Je l’ai traîné au rez-de-chaussée pendant que Qu’un-Œil surveillait tous les autres, au nombre desquels une troupe de voyageurs en route vers le nord – une tuile de plus – qui heureusement se sont tenus à carreau.
« Assieds-toi, ai-je ordonné au gros. Qu’est-ce que tu prendras ce matin, thé ou bière ?
— Thé, a-t-il couiné.
— Il chauffe. Bon. Nous revoilà. Ce n’était pas prévu au programme, mais les circonstances nous imposent de voyager par les terres. Je veux disposer de ton auberge pendant deux jours. Il va donc falloir qu’on trouve un arrangement tous les deux. »
Hagop a apporté un thé si fort qu’il empestait. Le gros en a sifflé une tasse aussi grande que sa chope à bière.
« Je n’ai pas l’intention de faire de mal à quiconque, ai-je poursuivi après en avoir siroté une gorgée moi-même. Et je te revaudrai ce service à ma façon. Mais pour ça, tu vas devoir coopérer. »
Il a émis un grognement.
« Je veux que tout le monde ignore notre présence. Donc pas un client ne doit sortir d’ici. Ceux qui arriveront par la suite ne devront se douter de rien. Tu piges ? »
Il était plus malin qu’il n’en avait l’air. « Parce que vous attendez quelqu’un. » Aucun d’entre nous n’y avait fait allusion, à ma connaissance.
« Oui. Quelqu’un qui t’en fera baver autant tu m’en penses capable, sauf que lui le fera de toute façon. À moins que mon traquenard ne fonctionne. » Mon idée était dingue. Si Asa nous revenait, elle tombait à l’eau.
J’ai l’impression qu’il m’a cru quand je lui ai assuré que je ne voulais pas de mal à sa famille. Pour l’instant. « Cette personne, elle serait pas de ceux qu’ont provoqué tout le grabuge en ville hier ?
— Les nouvelles vont vite.
— Quand elles sont mauvaises, oui.
— Oui. Il s’agit bien d’eux. Ceux qui ont tué une vingtaine de mes hommes. Et flanqué une belle mouscaille en ville par l’occasion.
— Je sais. Comme je disais, les mauvaises nouvelles vont vite. Mon frère est au nombre des morts. Il faisait partie de la garde du prince. Sergent, qu’il était. Le seul de la famille qu’avait réussi à se faire une situation. Il a été tué par quelque chose qui l’a rongé, à ce qu’on m’a dit. Qu’un sorcier avait lancé sur lui.
— Ouais. Un mauvais, celui-là. Pire que mon pote qui ne peut pas parler. »
J’ignorais qui nous tomberait dessus. Mais j’aurais mis ma main à couper qu’Asa nous amènerait du monde. Je pensais également que la traque s’organiserait rapidement. Asa ferait savoir que la Dame était en route pour Vydromel.
Le gros m’a guigné d’un air soupçonneux. La haine couvait dans son regard. J’ai essayé de la canaliser. « Je le tuerai.
— D’accord. À petit feu ? Comme mon frère ?
— Je ne pense pas. Si je ne frappe pas par surprise, c’est lui qui m’aura. Ou elle. Ils sont deux, à vrai dire. Et je ne sais pas lequel viendra. » Je me disais qu’on pourrait gagner beaucoup de temps en éliminant l’un des Asservis. La Dame aurait trop à faire avec ces saletés de châteaux noirs et seulement deux paires de mains pour l’épauler. Je devais aussi m’acquitter d’une dette affective et faire passer un message clairement.
« Laisse-moi éloigner ma femme et mes gosses, a-t-il dit. Je me rangerai à vos côtés. »
J’ai brièvement consulté Silence du regard. Il a légèrement hoché la tête. « C’est bon. Et les autres clients ?
— Je les connais. Ils se tiendront tranquilles.
— Bien. Occupe-toi des tiens. »
Il s’est éclipsé. J’ai tenu conseil avec Silence et les autres. Je n’avais pas été désigné comme chef. J’avais pris leur tête momentanément en tant qu’officier supérieur du groupe. Ça a chauffé un peu. Mais j’ai fini par emporter le morceau.
La peur est un stimulant merveilleux. Elle a motivé Gobelin et Qu’un-Œil mieux que n’importe quoi. Et les hommes aussi. Ils ont fait feu de tout bois. Piégé des objets. Aménagé des caches pour s’embusquer, chacune camouflée par un charme de dissimulation. Ils fourbissaient leurs armes avec un zèle maniaque.
Les Asservis ne sont pas invulnérables. Simplement difficiles à frapper, d’autant plus quand ils sont sur leurs gardes. Et celui qui viendrait, quel qu’il soit, le serait.
Silence a accompagné le gros et sa famille dans la forêt. Il en est revenu avec un faucon qu’il a apprivoisé en un temps record et envoyé dans les airs pour patrouiller au-dessus de la route entre Vydromel et le relais. Nous serions prévenus.
L’aubergiste a cuisiné des plats empoisonnés, quoique je lui aie spécifié que les Asservis mangeaient rarement. Il a aussi imploré Silence de lui donner des conseils concernant ses chiens. Il possédait une véritable meute de redoutables mastiffs qu’il entendait engager dans l’action. Silence leur a trouvé un rôle dans le plan. Nous avons fait tout notre possible, puis nous nous sommes installés pour attendre. À l’heure de la relève, je suis allé prendre un peu de repos à mon tour.
Elle est venue. Au moment où je fermais les paupières, m’a-t-il semblé. J’ai paniqué un instant, tenté d’effacer nos intentions et nos cachettes de mon esprit. Mais à quoi bon ? Elle m’avait déjà localisé. Ce qu’il fallait lui dissimuler, c’était l’embuscade.
« As-tu réfléchi ? m’a-t-elle demandé. Tu ne peux pas m’échapper. Je te veux, médecin.
— Est-ce pour cela que vous avez lancé Murmure et le Boiteux à nos trousses ? Pour nous ramener dans le troupeau ? Ils ont massacré la moitié de nos hommes, perdu la plupart des leurs, ravagé la ville, se sont mis tout le monde à dos. Est-ce ainsi que vous comptez nous convaincre de revenir ? »
Elle n’y était pour rien, bien sûr. Prêteur avait déclaré que les Asservis agissaient de leur propre chef. Je voulais susciter sa colère et détourner son attention. Je voulais voir sa réaction.
« Ils étaient censés retourner aux Tumulus, a-t-elle dit.
— Sans doute. Mais ils ne se gênent pas pour aller où bon leur semble quand ça les chante, pour régler des querelles vieilles de dix ans.
— Savent-ils où vous êtes ?
— Pas encore. » J’avais désormais la sensation qu’elle pouvait me localiser précisément. « Je me trouve hors de la ville, couché, pour l’heure.
— Où ? »
J’ai concédé une image mentale. « Près du site où pousse le nouveau château noir. L’auberge la plus proche où nous pouvions passer la nuit. » Je me disais qu’un bon influx de vérité devait passer. De toute façon, je voulais qu’elle trouve le cadeau que j’avais l’intention de lui laisser.
« Restez où vous êtes et faites-vous discrets. Je serai là bientôt.
— Je me disais aussi…
— Ne titille pas trop ma patience, médecin. Tu m’amuses, mais ne te crois à l’abri de tout. J’ai les nerfs à fleur de peau. Murmure et le Boiteux ont poussé le bouchon une fois de trop. »
La porte de la chambre s’est ouverte. « À qui tu parles, Toubib ? » m’a demandé Qu’un-Œil.
J’ai haussé les épaules. Il se tenait devant l’aura de lumière sans la voir. J’étais réveillé.
« À ma fiancée », ai-je répondu. Et je me suis mis à rire nerveusement.
L’instant d’après je défaillais, en proie à un intense vertige. Quelque chose me quittait, qui laissait dans son sillage un parfum à la fois d’amusement et d’irritation. J’ai repris mes esprits.
« Qu’est-ce qui se passe ? », m’a demandé Qu’un-Œil, agenouillé près de moi.
J’ai répondu par un signe négatif. « La tête m’a tourné. Je n’aurais pas dû boire cette bière. Qu’est-ce qu’il y a ? »
Il m’a adressé une grimace suspicieuse. « Le faucon de Silence est revenu. Ils sont en route. Rejoins-nous en bas. Il faut revoir tous nos plans.
— Ils ?
— Le Boiteux et neuf hommes. C’est bien ce que je dis, il faut revoir nos plans. Pour l’instant, le rapport de forces penche nettement en leur faveur.
— Ouais. »
Il s’agissait certainement d’hommes de la Compagnie. Ils ne tomberaient pas dans le traquenard à l’auberge. Les tavernes sont des pôles stratégiques, dans l’arrière-pays. Le capitaine les utilisait fréquemment pour attirer les rebelles.
Silence n’avait pas grand-chose à ajouter, sinon que nous disposions seulement du temps que mettraient nos poursuivants à couvrir neuf kilomètres.
« Hé ! » Illumination. Tout d’un coup, j’ai su pourquoi les Asservis étaient venus à Vydromel. « Vous avez un chariot et un attelage ? » ai-je demandé à l’aubergiste. J’ignorais toujours son nom.
« Ouais. Je m’en sers pour aller à Vydromel, ramener mon stock de farine et de bière. Pourquoi ?
— Parce que les Asservis sont à la recherche de ces documents qui me tracassaient. » Il m’a fallu révéler leur provenance.
« Ceux qu’on a déterrés dans la forêt de la Nuée ? a demandé Qu’un-Œil.
— Oui. Écoutez. Volesprit m’a appris que le véritable nom du Boiteux est inscrit dessus, quelque part. Ils comportent aussi les papiers secrets du magicien Bomanz, sur lesquels, paraît-il, figure le vrai nom de la Dame, en code.
— Pétard ! s’est exclamé Gobelin.
— Tu l’as dit.
— Et en quoi est-ce que tout ça nous concerne ? a demandé Qu’un-Œil.
— Le Boiteux veut à tout prix remettre la main sur son nom. Imagine qu’il tombe sur une poignée de types en train de décamper à bord d’un chariot. Qu’est-ce qu’il va s’imaginer ? Asa lui a bourré le mou avec des tuyaux véreux et lui a laissé croire que les types en question sont avec Corbeau. Asa n’est pas au courant de tout ce qu’on vient de préparer. »
Silence est intervenu par signes : Effectivement, Asa accompagne le Boiteux.
« Parfait. Il s’est conduit comme je l’espérais. Bien. Le Boiteux se met en tête qu’il s’agit de nous et que nous décampons en catastrophe avec les documents. Surtout si on laisse quelques feuilles voleter ici et là.
— Je pige, a dit Qu’un-Œil. Seulement, on n’est pas assez nombreux pour exécuter ton plan. Il n’y a que Bœuf et l’aubergiste qu’Asa ne sache pas avec nous.
— On ferait mieux d’agir plutôt que de perdre notre temps en parlote. Ils approchent. »
J’ai appelé le gros. « Tes amis du Sud vont devoir nous rendre un gros service. Dis-leur que c’est leur unique chance de s’en sortir vivants. »